L’Enchanteresse de P.I.Tchaikovski, Opéra de Lyon 2018-2019
Une détonation!
La création en France d’un opéra de Tchaïkovski est un événement. Il ne s’agit en effet ni d’un ouvrage de jeunesse, ni d’un ouvrage secondaire. Il s’agit de L’Enchanteresse, une œuvre de la maturité, opéra en quatre actes à la musique dramatique et luxuriante, créé en 1887 au Théâtre Mariinsky sur un livret d’Ippolit Chpajinski. Serge Dorny a déjà programmé un cycle TchaIkovski – Pouchkine il y a une douzaine d’années confié à Kirill Petrenko, un chef qui a fait du chemin depuis. Cette fois-ci c’est Daniele Rustioni, le directeur musical de la maison, qui fut premier chef invité du Théâtre Michailovsky de Saint Petersbourg qui dirige.(...)
Musicalement, l’œuvre est d’une rare complexité et c’est là aussi un défi que de la monter : cela explique peut‐être son histoire et le peu d’appétence des théâtres européens pour la produire. Les personnages sont très nombreux, il y a au moins cinq rôles principaux particulièrement dramatiques, mais aucun des autres n’est négligeable, chacun a quelque chose à chanter qui l’affirme le rôle petit ou grand sur le plateau. L’Opéra de Lyon a fait un travail considérable pour monter une distribution en tous points exemplaire. Le travail du chœur est particulièrement ardu, notamment dans le chœur final a capella, un des moments intenses de la partition, qui préfigure celui de la Dame de Pique, postérieure de quelques années. Quant à l’orchestre, la partition est « pleine de notes », d’une richesse insoupçonnée, demandant une précision métronomique pour tout construire : car il y a de nombreux ensembles incluant chœur, orchestre, et concertati (comme diraient les italiens) impliquant jusqu’à une dizaine de personnages, mais aussi des moments orchestraux purs, avec une tension de plus en plus palpable, qui laisse très vite le sourire populaire du premier acte pour le drame et la tragédie. Il y a peu de moments lyriques purs, mais une vibration permanente dans cette musique d’une étonnante densité ; encore une fois, il faut saluer l’effort de l’Opéra de Lyon pour monter une œuvre que peu de maisons d’opéra seraient capables de monter aujourd’hui. Il faudrait au moins en garder une trace, vidéo ou audio. L’occasion est trop belle.
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Zholdak est allé jusqu’au bout d’une vision, dans un des spectacles les plus puissants qu’il soit permis de voir aujourd’hui : et il faut saluer aussi le chef Daniele Rustioni, qui l’a laissé probablement faire avec quelques hésitations et doutes, parce qu’il a compris, en homme de théâtre et chef d‘opéra, que sur pareil travail il ne fallait pas de demi‐mesures : il a eu raison, on se souviendra de notre première Enchanteresse, qui fait de Tchaïkovski l’auteur d’un terrible roman noir, loin de la Russie éternelle, mais proche du monde terrible qui nous guette et que je considère fidèle à l’esprit de l’œuvre.
Si cette vision scénique a suscité quelques réactions houleuses, elle a aussi fait l’unanimité sur l’interprétation musicale, à dire vrai exceptionnelle à tous points de vue. On peut dire que l’ensemble des forces de l’opéra et toute la distribution ont été galvanisés par l’esprit du spectacle. Car ne nous y trompons pas : l’excellence musicale n’est jamais que le produit de l’ensemble du travail scénique et musical, il y a dans un travail en création une osmose qui se crée, et une interdépendance entre les différentes parties. L’engagement des chanteurs, le chœur sublime, et qui pourtant chante sans cesse en coulisse (il faut aussi pouvoir l’accepter) le chef qui dirige évidemment en fonction du rythme du plateau, tout contribue à une réussite globale. On peut difficilement accepter de dissocier le travail scénique de l’extraordinaire construction musicale qui a abouti à la réussite de la soirée.
Dans un opéra aussi choral, c’est à dire où chaque rôle a son importance, y compris vocale, certains « petits » rôles ont des parties brèves, mais vocalement toujours tendues, et les ensembles sont particulièrement nombreux, duos, trios et plus aussi, il serait à la fois injuste de ne pas citer une distribution scéniquement et vocalement exceptionnelle dans son ensemble.
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Un cast aussi sûr et des forces aussi engagées montrent aussi l’ambiance de Zholdak a pu créer sur le plateau, mais surtout le travail d’orfèvre auquel s’est livré Daniele Rustioni, sans doute l’architecte incontesté de toute la production.
Il faut un chef d’envergure pour tenir la barre d’une machinerie pareille, personnages multiples, mise en scène échevelée, et surtout pâte orchestrale d’une grande complexité (il suffit d’entendre dans l’ouverture le jeu des bois, et leur exposition) sans scories, sans faiblesses : la lecture est d’une grande clarté (pour une fois l’acoustique assez sèche de Lyon profite à la découverte d’une partition d’une richesse incroyable, dramatique, lyrique, violente, noire, intense. Un Tchaïkovski surprenant par la variété de ton qui oblige à passer du folklore au lyrisme, puis à la tragédie, avec une fluidité et une cohésion qui stupéfient.
C’est la confirmation que Rustioni est un très grand chef d’opéra, avec une autorité souriante qu’il a su imposer, ainsi qu’une exigence de tous les instants. Il sait parfaitement soutenir et accompagner les voix sans jamais les couvrir, il sait aussi mettre en valeur chaque pupitre et chaque niveau de lecture de la partition, en faisant découvrir les richesses. En ce sens il est didactique sans être démonstratif, en grand chef de théâtre, doué d’un sens des opportunités et d’une rare disponibilité.
On l’aura compris, il faut courir à ce spectacle, qui surprendra, qui agacera peut‐être, mais qui ne laissera pas indifférent, par de singulières traces dans la mémoire et dans le cœur.
Guy Cherqui, Wanderer